Virale...

Pathologie

Tout de suite, j’ai senti l’inertie. C’était juste suite à l’accident. Et pour une fois, nous n’avions pas bu. Une paralysie soudaine, et l’ivresse, pourtant, de celle qui vous emporte dans les tréfonds de la culpabilité. Une hémiplégie de l’âme, temporaire. Plus de mots, le silence des yeux. Les corps qui se taisent pour ne pas crier. Tout s’était passé si vite. Un voyage simple, comme tant de couples en font. L’habitude des transports, sans véritablement être transportés. Le bitume, qu’on avale, parce qu’il faut bien avancer.
Et soudain, le pavé sur lequel on trébuche, dont on se relève pourtant, sans être véritablement indemne. Nous avions embarqué, sans bagages, parce que les bagages créent des amarres et nous n’aimions pas les obligations. Il avait proposé de prendre un « baise en ville », cynisme déplacé. Chacun ses armes. Nous avions chargé l’essentiel, pour un voyage léger, loin des obligations. Nous partîmes tôt, pour ne pas avoir la contrainte de dire « au revoir » sans penser « adieu ». Pas d’explication, pas de directives : la maison survivrait, la famille s’organiserait. Peut-être qu’on manquerait aux enfants, oui, peut-être. Les enfants n’ont pas la notion du temps.
Mais là, nous avions surtout besoin de ne pas nous manquer, nous. Il y aurait toujours quelqu’un pour leur expliquer mais personne, ce serait mieux. Rien à expliquer, rien à dire. Au moins, personne ne se tromperait, ne chercherait les faux mots. De toute façon, l’urgence faisait qu’il fallait partir. Le téléphone avait sonné, discrètement, sur la table de nuit. Le Rire de Bergson avait légèrement donné un écho à la sonnerie. « Il faut venir, c’est urgent, je ne pourrais pas tenir plus longtemps. La maladie a gagné du terrain. » Blême, j’avais rassemblé mon courage, ma raison, quelques photographies de famille. Je ne sais même plus qui avait appelé le premier. Le reste importait peu. Nous avions presque perdu, et les armes ne se maîtrisent plus en fin de bataille. Mon pied s’était posé comme un plume, avec cette même fragilité, sur le parquet. Un lame avait grincé, en guise d’avertissement.
Je l’ai entendu. Il a garé le véhicule dans l’allée. Les pneus ont écrasé la rosée du matin, tandis que je fermais doucement la porte. On eût crû des larmes dans la pelouse. J’ai pensé laisser un long mot. Et j’ai saisi un petit papier, vierge. Il n’était plus temps de recycler quoique ce soit. « Je reviens, bientôt. » Je savais déjà que l’échéance arriverait vite, mais il fallait que j’y sois. « Prends soin des enfants. » Cela n’avait pas de sens. Alors j’ai froissé la feuille, et l’ai glissée négligemment dans mon sac. Le soin ne protège pas du danger. Je suis montée, sans mots : il n’y avait rien à dire, sans doute à faire, quoique. Nos regards se sont croisés : le début de la fin, sans rémission possible. Un long regard, pour un long discours.
La maladie s’était propagée vite, sournoisement, en deux petits mois, telle une gangrène qui gagne le corps. De cette échéance où la confiance devient boiteuse, où la détresse s’installe. Nous n’étions pas médecin. J’étais contre l’acharnement thérapeutique. Il y a un moment où l’euthanasie est la solution ultime. Nos regards étaient déconcertés, ancrés l’un dans l’autre. Pourquoi se protéger ? Tout était joué malgré nous, malgré les autres. « Ca va aller ? » J’ai posé ma main sur cette main tant effleurée. Comme si de rien n’était, comme toujours. Glacés à l’idée qu’il fallait abandonner le traitement, la chaleur de nos paumes nous a confortés. Il valait mieux ne pas savoir. J’ai fermé les yeux, sans confiance. J’avais besoin d’être à ses côtés, pour ces derniers moments. Trop de regards avaient déjà engendré trop de certitudes.
Nous avons pris la route conventionnelle, puis un petit chemin. Il fallait s’écarter des grandes voies, des autoroutes existentielles, trop dangereuses en ces mois estivaux. J’étais prête à me rendre aux soins intensifs, à aborder cet accident sans scrupules. J’étais assez grande pour me taire, oublier le reste.
Le briquet a rendu ma cigarette fiévreuse, sa main a enveloppé la mienne, pas plus rassurante. A deux, on n’est pas plus forts mais quitte à mourir, à comprendre ce petit pincement au poumon, autant savoir pourquoi. Mes lèvres ont effleuré le filtre où les siennes s’étaient déjà posées. Silence des sens. On fait ce qu’on peut. S’écarter des sentiers, se poser sans réfléchir. « Il n’y a plus rien à tenter. Il faut céder au protocole. Regret ? Remord ? » Je n’ai jamais aimé les regrets. Ni les protocoles, qui oscillent entre remède et placebo. Il donne raison au hasard. « Il suffirait de presque rien, une greffe, un don…. » Personne d’autres que nous ne pouvions nous l’offrir. L’état général s’était dégradé trop vite. Je crois que nous avions tenté notre chance : l’homéopathie, en douceur et sans conséquence ; les traitements plus intensifs, pour se persuader qu’on pouvait en guérir. Rien. Nothing. Je ne sais plus qui a osé mettre un mot sur la pathologie en premier. Je sais que j’ai tenté de larguer cette science, cette conversation sans sens. Le silence me sied mal. Nous avons roulé, dans le brouillard, sans vraiment savoir si c’était la juste route.
Nous nous sommes arrêtés parce que nous étions arrivés là où tout cela devait nous mener. Sans un mot, avec quelques gestes. Peut-être. Comme dans toutes les situations délicates, sans doute aurions-nous dû nous protéger. L’infection se saurait sans doute résignée. Nous protéger de quoi, de qui, sinon de nous mêmes ? Dorénavant, j’espérais juste être deux au pied de ce lit immaculé, deux à accompagner les malades. Il était douillet, je le savais. Fort et douillet. De ceux qui ont déjà connu la douleur pour ne pas se faire d’illusion. De ceux qui connaissent déjà la fin. Pas de droit d’admission. A ce point, nous avions déjà ruiné quelque chose, mais il n’était plus temps de reculer ni de fléchir. Si l’un des deux renonçait, nous serions pourtant sauvés. Au moins lui. Si je faisais un don, j’espérais au moins qu’il serait utile. Rien de pire qu’un sacrifice sans finalité. Quitte à donner de soi, au moins que quelqu’un en profite. Pas un regard dans le rétroviseur, peut-être une main qui serre l’autre un peu plus fort. Je sais qu’il faut d’abord qu’il accepte le traitement, sans être frileux, sans regarder les ombres. Chat échaudé craint l’eau froide. Jamais je n’ai vécu cette situation, je sais que je gèrerai mal. Je sais déjà que j’ai perdu. Quel con que celui qui affirme que l’important est de jouer. La vie continue de valser autour de nous. Je suis entrée sans protection, sans illusion. Les magiciens ont toujours eu des astuces. Nous avons claqué les portières ensemble. Lui seul savait s’il accepterait ou non ce traitement contre la Maladie des sentiments.
A moins que ce ne soit juste un symptôme corporel, lequel guérit mieux chez l’espèce masculine. Je me suis assise et j’ai attendu. En silence. Sache que…